Il était une fois un projet d’encyclopédie. Lorsque je l’ai découvert, il y a de cela bientôt trois ans, j’ai été séduit par son idéal : donner le savoir à tous, écrire quelque chose de neutre, nuancé, qui ne prenne position pour personne, pour rien, faire une somme des savoirs humains sans chercher à porter de jugement. Ce projet, c’était Wikipédia. Une encyclopédie où tout le monde doit pouvoir contribuer main dans la main ; du communiste au militant FN ; du Musulman au Juif en passant par le Bouddhiste et même, s’il le veut, le Pastafarien. Une encyclopédie qui accorde la même importance à TF1 et Arte ; une encyclopédie qui ne prend pas position entre Sarkozy et Hollande. Une encyclopédie qui explique les choses sans forcer le lecteur à prendre position. Une encyclopédie neutre. Cette neutralité est une base, justement pour que la cohésion entre ses contributeurs se maintienne. Oh, bien sûr, il y aura toujours des POV pushers, mais en général, on s’en sortait pas trop mal, à force de débats et d’explication, on remettait dans le droit chemin les bonnes volontés, et on virait les propagandistes.
Contrairement à ce que l’on nous dit aujourd’hui, cette neutralité ne s’appliquait pas qu’au contenu. Je me souviens que chaque fin d’année, quand les feuilles tombent et que les familles se rassemblent au coin du feu, Saint Jimbo nous apparaissait en haut des pages. Nous clamant que « Wikipedia needs you ». Nous demandant des sous. Pourquoi ? Pour continuer à vivre sans pub. Noble engagement car, comme on nous disait à l’époque, comment Wikipédia resterait elle crédible avec des bannières publicitaires ? Comment pourrait-elle, d’une part, faire un article neutre sur une entreprise, et de l’autre nous afficher une pub pour sa dernière création ? Ce motif de don était logique, mais a bien perdu de sa superbe.
Et puis est venu ce fameux jour où WP:it a décidé de lutter contre une loi (au demeurant tout a fait odieuse) envisagée par le Parlement italien. Ce jour là, Wikipédia est entrée de plein pied dans le lobbyisme politique. Ce jour là, elle a pris conscience de sa force en politique. Mon opinion politique me pousse à soutenir cet engagement contre une loi à laquelle je serais foncièrement opposé si elle apparaissait en France. Mais mon adhésion à l’idéal Wikipédien, de voir bosser ensemble des gens aux positions différentes, est contre. Cet idéal de neutralité est, en théorie, le ciment qui lie les Wikipédiens. Prendre position contre quelque chose, c’est dire à tous les Wikipédiens qui pourraient être pour celle-ci qu’on ne veut pas d’eux. Mais cela n’est guère important.
Et puis vient le moment où Saint Jimbo (celui de là-haut, oui), contacte un lobbyiste américain parce que franchement, le projet SOPA du gouvernement, ça pue (et sur ce dernier point, il a bien raison). Et tout s’enchaîne, et Wikipédia en anglais décide aujourd’hui de se mettre en blackout. Quiconque se connecte dessus voit donc cela :
- Quand Wikipédia devient un tract…
Wikipédia est remplacée par un gigantesque tract politique, et certains osent me dire, sans sourire, que cela n’altère pas son contenu. À l’heure actuelle, le CONTENU de Wikipédia en anglais est, et pour 24 heures, remplacé par un tract politique. Ceci, quelle que soit la teneur du tract en question, va à l’encontre du principe de neutralité de Wikipédia. Mais quid de la Wikipédia en français ? On se décide, hier soir à 18 heures, à lancer un vote à la va vite sur le bistro pour ajouter une bannière anti-SOPA pour la journée. 24 heures plus tard, 58 personnes en tout se sont prononcées, sur les 15 000 contributeurs actifs que dit contenir l’encyclopédie. Sur WP;en, la décision du blackout n’a pas impliqué plus de 1000 personnes au total. Pour une décision qui impacte toute la communauté, c’est peu. D’autant que sur Fr, les avis sont très partagés, avec, hier une légère majorité d’opposition à la bannière.
Quel sera l’impact de cet événement ? Il est double. Premièrement, j’aurai du mal à ne pas avoir honte la prochaine fois que je tomberai sur un POV pusher, qui sera ici en moyen de me répondre « mais vous le faites bien, vous ! » J’aurai honte la prochaine fois qu’une de mes connaissances donnera à Wikipédia, séduit par le discours de neutralité face à la pub. J’aurai honte si la Fondation Wikimedia utilise ce que j’ai fait sur Wikipédia pour défendre des idées auxquelles je suis opposé (et elle en a, comme le précise Ludo ici, parfaitement le droit). J’aurai honte quand, la prochaine fois, Wikipédia s’engagera à nouveau. J’aurai honte, enfin, de l’article de Wikipédia sur la SOPA, à jamais sali du sceau de la non-neutralité : comment peut-on s’engager contre une loi, et faire croire qu’on a écrit un article neutre à son sujet ?
Une majorité se manipule facilement. Peu, ou pas, d’internautes peuvent soutenir la SOPA. Lancer une initiative contre elle est accueilli d’une volée de roses. Quel que soit le sujet, pour peu qu’il soit assez consensuel, Wikipédia peut désormais chercher à le promouvoir. Wikipédia n’est plus une encyclopédie, c’est un outil de propagande politique. Cela me déprime. Viendra le jour où Wikipédia défendra une position qui choquera une partie de ses contributeurs. Qu’en sera-t-il alors ? Seront-ils guidés vers la sortie ? Wikipédia pourra-t-elle toujours prétendre à la neutralité ?
On me dit que participer à Wikipédia est, en soi, un engagement politique. C’est faux. La culture n’est le monopole d’aucun parti, d’aucune religion, d’aucune idéologie. On trouve sur Wikipédia des contributeurs de tout le spectre politique, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, rassemblés par l’idéal d’une encyclopédie neutre. Il serait impossible de tous les réunir derrière un engagement politique. Les Wikipédiens s’engagent pour la propagation de la culture. Cet engagement est à peu près aussi profond que lorsqu’une miss France demande la paix dans le monde : aucun parti politique ne pourrait le contredire. Le seul engagement politique de Wikipédia a débuté chez nos amis italiens, et depuis, comme dirait l’autre, la boite de Pandore est ouverte.
Je suis LittleTony87. Je suis radicalement opposé à la SOPA, mais je le suis encore plus à la politisation de Wikipédia. Autant dire que je suis mal barré.